bruno V.

 

 

la voie sans issue empêche-t-elle le demi tour?

 

L’été bat son plein. L’azur inonde nos quotidiens. Perchés comme des monticoles bleus, nous traînassons dans le nid douillet de notre hôte aux Castagnès. Une légère brise fouette mon visage engourdi, mon regard se perd sur les pentes du mont Carnoulet. En point de mire, j’aperçois le prieuré de Saint Julien, objet d’une prochaine visite à l’improviste, histoire d’errer dans les pierres de son cimetière pour m’inventer l’arbre généalogique de la contrée.

 

Guy nous propose une virée au village de Bardou. Ses arguments sont attractifs. Le village est ainsi décrit dans la presse touristique : « Situé dans le massif du Caroux, le hameau de Bardou est blotti au milieu des châtaigniers. Site d'expression artistique et lieu d'accueil de virtuoses, Bardou doit sa renommée à Klaus Erhardt qui en 1967 découvre le village et décide de le rebâtir pierre par pierre en y ajoutant de petites touches d'originalité. Accessible par une route étroite offrant de jolis panoramas, le hameau est un petit trésor caché du haut Languedoc. » Toute la littérature traitant de ce hameau sur la toile laisse entrevoir une promenade séduisante et délicieuse au cœur d’une certaine conception de la vie communautaire. Nous répondons présents pour cette escapade et nous nous préparons activement.

 

La route qui mène au hameau est sinueuse, escarpée. Les cinq kilomètres de la montée exigent de la concentration pour celui qui n’est pas un autochtone. Il faut être vigilant et ne pas se laisser distraire par les panoramas flamboyants. Le croisement paraît quasiment impossible sauf la volonté courtoise et réciproque des automobilistes à le négocier. Elle est la seule solution pour l’envisager. Toutefois, quel que soit le niveau de civilité exprimé par chacun des conducteurs, la marche arrière s’avèrera être le meilleur compromis pour ceux qui relèveront le défi de l’honneur. C’est ainsi que notre monde devrait s’animer quotidiennement, dans lequel l’émulation des intelligences pour une civilité exemplaire l’emporterait définitivement sur nos comportements bestiaux.

 

Je m’interroge à voix basse : L’ascension est-elle un challenge pour mériter de se perdre dans les ruelles du village convoité ? Justifie-t-elle un tel effort, même à bord d’une automobile ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?

 

Guy nous informe que le village se niche au bout de la route et qu’il est préférable de se garer en amont. S’il existe bien un parking à l’entrée du village, il est réservé aux résidents du village. Au Col de Cazagat, une prairie fait office de parking à la condition de régler 5 euros. Lorsque nous interrogeons le gardien sur ce montant, sa durée et sa pertinence, ce dernier nous répond avec un sourire agacé : « Vous ne savez pas lire, c’est écrit ! » Nous trouvons cela surprenant voire incongru. Ici en pleine nature, où aucune activité n’est visible, s'honorer d’une telle dîme s’apparente à une curieuse forme de rançonnage. Nous refusons de verser cette somme forfaitaire et poursuivons notre progression. Aux deux tiers de la montée, une petite clairière sur la gauche propose quelques emplacements de stationnement. Nous nous y engouffrons, aucun autre véhicule n’y est cependant garé. Apparemment Bardou n’attire guère les foules, malgré ses annonces promotionnelles.

 

Nous poursuivons à pied sur un kilomètre notre escapade et arrivons à un croisement où un premier panneau artisanal sur la gauche nous indique le village de Bardou et un second, réglementaire, sur la droite, que la voie est sans issue. Mary précise alors que si la voie est sans issue, nous aurions donc été dans l’impossibilité de faire demi-tour. Alors d’un ton taquin, je rétorque qu’une voie sans issue n’interdit pas le demi-tour. Pourtant cette remarque se confirmera prémonitoire. La véracité d’une réglementation peut perdre tout son sens en fonction de son interprétation et de son application. Celui qui détient la force peut la traduire et l’exécuter à sa guise.

 

Il nous reste 750 mètres à parcourir avant d’atteindre l’entrée du village. Son accès se fait par un parking délimité par une clôture et porte métalliques d’un mètre de haut, identiques à celles que l’on utilise pour délimiter certains pâturages. Le portail est ouvert et un panneau précise que le parking est réservé aux résidents et non aux habitants. (La nuance sémantique peut être subtile pour celui qui s’attarde quant à la légitimité d’une personne sur un territoire).

 

Le stationnement anarchique se compose d’une quinzaine de places. Il est presque saturé. Le parc automobile témoigne de l’esprit du bocage qui puise, à priori, ses racines dans la conscience perdue du mouvement planétaire «Peace and love». On s’offusque aujourd’hui de notre absence collective de prise en cause du réchauffement climatique alors que, durant les années 60 des millions de jeunes revendiquaient un monde sans pollution, sans guerre, sans nucléaire. Le festival de Woodstock a été le point d’orgue d’un monde nouveau où la tolérance édifierait nos comportements sociaux pour le futur. La société de consommation avait intérêt à bien se tenir. Nous connaissons la suite, au sein de cette génération, des traîtres ont pris les commandes du monde pour l’entraîner vers sa perte.

 

Pourtant, tout cela est loin de me déplaire ; je suis friand de ces espaces où les personnes tentent d’être au plus près de l’essentiel et n’hésitent pas à bousculer les règles afin de vivre de belles aventures humaines. Elles ne peuvent avoir que mon assentiment. Nous pénétrons dans le village, enthousiastes, en quête de découvertes.

 

A l’entrée du village, nous croisons un homme d’une quarantaine d’années, au physique avantageux de type « casting de sitcom » qui est assis à la terrasse de la seule taverne du hameau. Nous le saluons aimablement. Ici, le temps a dû renoncer à avoir un impact sur son environnement. Les pierres naissent du sol et serpentent sur la végétation, elles se confondent avec la nature, elles l’épousent ; il se dessine une unité robuste que rien ne peut perturber, même pas les ruines. On devine, au travers des ruelles étroites où à peine deux hommes vigoureux peuvent se croiser, les connivences nées de la promiscuité villageoise montagnarde, mais également toutes ses dérives, ses travers consanguins. Il flotte un vent de mystère qui sautille entre chaque demeure et provoque des courants d’air qui permettent à nos regards de nous engouffrer dans les pièces dont les fenêtres sont grandes ouvertes ; j’entrevois les espaces intimes des familles d’autrefois. Mon imagination fertile déborde. Elle est alimentée par le son d’un piano et d’une flute traversière qui reprennent inlassablement le même thème, ponctués par les conseils savants d’un animateur de stage artistique. Sa voix résonne comme s’il se trouvait dans une caverne. Les notes de musique caressent les vieilles maisons avant d’amortir leur chute dans la mousse qui colmate certaines pierres. Elles s’éteignent dans le silence de l’eau que l’on entend se trémousser dans la colline. Le village se dévoile, fantomatique. Je devine les mouvements des personnes, invisibles, cachées derrière les murs épais. Je ne croise aucune âme. Je les imagine s’évaporer comme si elles ne voulaient laisser aucune trace, pour éviter tout colportage du bonheur qui règne peut-être ici. A moins qu’il existe dans ces chaumières des secrets que nul ne saurait divulguer ? Serions-nous dans un espace qui a copiné, à une certaine époque, avec les dérives sectaires ? Mon investigation demeure imaginaire et stérile puisque l’absence de rencontres me prive de réponses.

 

A Bardou, dans ce lieu d’apparence communautaire, règne un anachronisme assez déconcertant entre les empreintes d’un passé où malgré la dureté de leur vie, les habitants avaient un sens inné pour charpenter un village à l’architecture bucolique et raffinée et un présent où les résidents ne font guère, en apparence, d’efforts pour dissimuler les stigmates d’une civilisation du plastique et du gaspillage. Si ces indices nous révèlent la volonté légitime des gestionnaires du village d’apporter au cœur de ce hameau moyenâgeux les commodités d’aujourd’hui, ils nous dévoilent également l’impossibilité, faute certainement de financement, de les masquer.

 

J’éprouve alors de la sympathie, de l’empathie pour ces bâtisseurs, ces hommes et femmes courageux ayant repris le flambeau de celui et celle qui en 1967 décidèrent de faire renaître le village de ses cendres, en bénéficiant certainement de l’usucapion. Ma curiosité est à son comble.

 

Nous respectons scrupuleusement les consignes et l’intimité des occupants de cet endroit magique en restant bien sagement dans la ruelle principale. Je ressens un sentiment étrange : suis-je en train de visiter un village ou suis-je en train de suivre un parcours fléché dans une sorte de village musée, à l’instar du « musée vivant d’Old Sturbridge Village » que j’avais visité en 1981 aux USA, dans l’état du Massachusetts ? Ce ressenti me met mal à l’aise, il étouffe le sentiment de liberté qui prévalait auparavant. Ce hameau serait-il un trompe-l’œil ? Il me revient alors à l’esprit l’histoire du village de Montdenis, niché au-dessus de Saint-Jean-de-Maurienne, en Savoie.

 

Montdenis comptait près de 500 habitants au début du siècle. Ce village était enclavé et son accès ne pouvait se faire qu’à pied par un sentier de muletier. En 1964, une route départementale permet d’accéder au village. La conséquence est dramatique, les hommes descendent dans la vallée de la Maurienne pour travailler. En 1965, le village est rattaché à Saint-Julien-de-Maurienne. Le village est déserté et en 1971, il ne reste, tragiquement, que 5 habitants.

 

En 1975, de jeunes anticonformistes s’y installent pour créer une communauté. Ce mouvement offre une seconde chance au village mais le leadership collectif de la communauté est confisqué par un gourou qui trahit l’esprit qui animait la renaissance de Montdenis. Le « boss » réaménage des maisons, à l’insu des membres de la "confrérie", et les loue à des touristes en quête d’espaces authentiques et perdus. Airbnb est-il né en Maurienne ?

 

Cette communauté s’est éteinte, emportant avec elle le doux rêve qu’elle inspirait. Bien souvent les rêves des hommes, des foules, sont asphyxiés par l’égo d’un homme en quête de pouvoir mégalomaniaque. Sous des personnalités obséquieuses et charismatiques se cachent la plupart du temps des hommes abjects, manipulateurs et malhonnêtes.

 

Grâce à son exposition plein sud qui l'a miraculeusement exclu de l’or blanc et sa situation en balcon qui offre un panorama singulier, l’activité économique du village est aujourd’hui essentiellement touristique. 40 habitants permanents s’activent pour dynamiser ce nouveau village en quête d’une âme nouvelle, la vie communautaire s’étant fossilisée à jamais. Serions-nous dans le même cas de figure, ici à Bardou ?

 

Nous poursuivons notre balade qui fait une boucle dans la petite cité qui nous donne parfois l’impression d’être à l’intérieur d’un espace fortifié. Les escaliers, les terrasses, les parois, les coursives, les cachettes s’enchaînent et chaque pas propose une photographie différente. Les châtaigniers offrent des ombres poétiques sur les pierres en alcôves. La main de l’homme est ici majestueuse, elle impose le respect. Les allées sont pavées de galets que les intempéries ont lissés et transformés en miroir dévoilant l’éclat étincelant de nos pas. Les fleurs sont rares, quelques lauriers roses et blancs colorient délicatement la carte postale. Le lierre dégouline le long des murs ocre avant de se cacher sous les pierres centenaires. Des paons accompagnent notre promenade qui s’achève sur un lavoir rond où dorment des chatons. L’eau est stagnante, et nous rappelle que l’authenticité nous éloigne bien souvent de la société hygiénique que nous fabriquons.

 

Les mère et père fondateurs ont voulu construire dans cette impasse montagneuse un village international, dédié à l'art, à la culture et à la paix. Ils voulaient construire leur monde. Peut-on vraiment réaliser cet exploit en perdant tout contact avec celui que l’on désavoue ?

 

Nous fermons la boucle pédestre et retournons sur nos pas. Mary est fatiguée. Son handicap lourd ne va pas lui permettre de refaire les deux kilomètres qui nous séparent de la voiture. Je propose d’aller chercher le véhicule afin de la soulager de cette épreuve. Je suis joueur et je me mets au défi d’aller chercher notre char comme disent les canadiens dans un temps record pour créer la surprise et entendre vainqueur : « Eh bien tu as fait vite ! »

 

A hauteur du panneau « voie sans issue » je croise Guy qui précède Mary d’une centaine de mètres. Je poursuis mon chemin, la rejoins et l’embarque amicalement. Elle s’avachit dans le siège, satisfaite de ne pas avoir à refaire le parcours retour d’autant que le dénivelé est important à la sortie du parking.

 

Exprimant à nouveau sa remarque initiale, elle doute que nous puissions faire demi-tour et elle me conseille de faire marche arrière. Cette manœuvre est beaucoup trop dangereuse compte tenu de la longueur à parcourir et je lui confirme que « voie sans issue » n’empêche pas de pratiquer un demi-tour. Alors je laisse le véhicule glisser vers le parking réservé aux résidents afin d’exécuter cette manœuvre. J’ai repéré au préalable cette possibilité sur les places vacantes de l’aire de stationnement.

 

Mais voilà… Nous venons à peine de pénétrer sur le parking réservé que surgit l’homme que nous avions croisé lors de notre promenade, attablé à la terrasse de la taverne du village. Tel un agent de la Stasi, celui-ci se dresse fermement devant notre véhicule et d’un geste autoritaire nous interdit d’avancer. Il nous ordonne de reculer.

 

Je me penche à la fenêtre pour lui expliquer que j’envisage de faire juste un demi-tour et que je n’ai aucunement l’intention de stationner. Il réfute mes arguments, devient plus virulent et avance vers mon véhicule, belligérant. Concomitamment, un de ses lieutenants surveille les opérations en contrôlant le mouvement de notre Renault, prêt à intervenir au cas où je ne respecterais pas la consigne. La scène se passe sous les yeux désabusés d’un couple de touristes accueillis sur le parking et dans l’attente d’être guidé vers son meublé loué sur la plateforme du nouveau monde.

 

Je suis abasourdi par tant de bêtises au pays où j’espérais trouver tant d’humanité. Dans ce nouveau monde échafaudé sur le bannissement de la propriété privée, cet homme exprime la dérive des anticonformistes et de leurs frustrations. Lorsqu’ils se communautarisent, ils érigent des règles dont la seule motivation est de préserver leurs privilèges, précisément ceux qu’ils dénonçaient avec véhémence. Ils inventent des propriétés qui ressemblent à celles de milliardaires achetant des îles désertes qu’ils militarisent pour protéger leur intimité. Tout ce qui arrive de l’extérieur est forcément toxique et représente un danger pour l’équilibre de leur pépite. Et si la visite de leur domaine est tolérée selon des règles bien précises, c’est certainement, comme ces châtelains qui reçoivent des subventions publiques, pour honorer leurs obligations au regard des aides obtenues.

 

Je canalise mon esprit sanguin qui me rend parfois impulsif et excessif quand je suis confronté à la sottise. Le militaire en civil, certainement le chef de la bande, continue à tambouriner ses ordres avec détermination. Je l’informe que je ne souhaite plus débattre avec lui compte tenu de l’absurdité de la situation. Alors il s’approche de la fenêtre de Mary pour s’assurer du bon déroulement de la marche arrière. Dans un dernier sursaut d’agacement, je lui montre la carte d’invalidité de Mary posée sur le tableau de bord et lui explique pour quelles raisons je suis venu jusque-là avec mon auto.

 

Je viens de réveiller chez lui quels rots qui alimentaient jadis son idéal. Médiocrement il se ressaisit et comme un officier disposant d’un pouvoir discrétionnaire, d’un geste auguste il m’autorise à faire demi-tour.

 

Quelle attitude surprenante, dans ce monde idéaliste : le handicap serait le sésame pour déclencher la compassion et l’intelligence. Ce comportement définit précisément la condescendance dont souffrent les personnes handicapées. Face à une situation qui ne justifie pas de promouvoir son handicap pour bénéficier d’un droit logique à faire demi-tour, la personne à mobilité réduite profiterait du privilège du prince qu’elle ne revendique pas. Soit tout le monde peut faire demi-tour, soit personne. Tout individu peut souffrir d’une situation passagère périlleuse qui exigerait de pouvoir venir le chercher au plus près du village afin de lui porter assistance. Il s’agit de réfléchir à des réflexes préventifs pour assurer la sécurité des personnes qui font honneur au village en le visitant. Même les résidents, par malheur accidentés ou malades pourraient avoir besoin qu’une ambulance puisse faire demi-tour afin de leur porter secours : un consommateur de gîtes Airbnb peut-il prétendre à ce service qui relève du bon sens ?

 

Pour quelles raisons ne pas indiquer au croisement : « voie sans issue, demi-tour impossible » pour ériger la première règle juridique de ce petit village romantique accroché à sa montagne. Comment peut-on accepter que l’accès à un village implanté sur le territoire de la république ne soit accessible que par une voie privée ? Serions-nous, comme dans un département célèbre, dans une zone de non-droit ?

 

Prudemment, j’ai engagé ma longue marche arrière sur cette route escarpée et dangereuse. Heureusement à mi-parcours, Guy, plus habitué à la manœuvre, reprend le relais.

 

Le petit « Kapo » qui s’avère être le beau-fils de Klaus Erhardt s’affaire à refermer la barrière de son village, satisfait béatement d’avoir fait respecter l’ordre sur ses terres, reniant les propos de Pierre-Joseph Proudhon, « la propriété c’est le vol ». Dans tous les cas, elle entraîne la débilité et amène les hommes les plus brillants à renoncer aux idées qui leur permettaient d’exister. Bardou perdait toute sa crédibilité. Seul un investisseur altruiste pourrait en sauver son originalité en le transformant définitivement en musée vivant, rétablissant une fois pour toutes les vraies valeurs de la République et celles de l’état de droit. Il pourrait nous exposer la valeur des hommes qui ont demeuré vraiment ici et n’étaient pas de simples résidents, mais des habitants humbles dont je suis certain que leur isolement rendait leur accueil affable.

 

Les Castagnes, le 28 juillet 2020

 

 

 

Bruno V.

(28 juillet 2020)